Marie-Pierre, après une expérience douloureuse en entreprise qui l’a menée en « dépression », a compris que le moral était important pour les employés. Alors elle est devenue chief happiness officier, CHO (prononcez sihètcho), responsable du bonheur au bureau.
Pour cette CHO, il s’agit de faire du salarié « un véritable ambassadeur de la marque ». Même chez Cochonou ? À la chaîne chez Renault ? Sans crainte, elle avance que
« en améliorant la qualité de vie au travail du salarié, on le rend plus productif, on fait en sorte en fait qu’il soit beaucoup plus heureux de se lever chaque matin et en fait le fait d’être beaucoup plus heureux se se lever chaque matin pour aller travailler fait qu’il devient un ambassadeur parfait pour sa marque. »
Quelle est la méthode de Marie-Pierre pour produire des ambassadeurs parfaits ? Des « apéros chaque semaine » et beaucoup de « team building ». Le team building n’est pas la construction d’immeubles, ce que faisait par exemple Donald Trump avant de devenir le 45e président des États-Unis, mais une manière de rassembler les équipes.
Ça c’est marrant : alors que le capitalisme dans l’entreprise nous enjoint de ne voir en l’autre (employé) qu’un concurrent – voire un ennemi – et dans le client qu’une source de pognon – voire un connard à entuber – désormais il nous explique qu’il faut de la solidarité, du « lien social », de l’amour, car les employés ne sont pas heureux. Ben il fallait y penser avant, idiot de Kapital.
N’oublions pas « l’écoute active », précise Marie-Pierre, ce qui veut dire qu’il y a de l’écoute inactive, c’est-à-dire le foutage de gueule. C’est quand par exemple un employé se plaint de ses conditions de travail, ou de son salaire trop bas, ou de son burn out qui vient, et que son patron s’en fout parce qu’il y a 6 millions de remplaçants pas chers qui hennissent derrière.
C’est pas de chance pour Marie-Pierre que nous soyons tombés sur elle, elle ne mérite pas ça, mais les autres CHO ne sont pas mieux. On en a regardé une litanie, et tous sont aussi artificiels du point de vue humain. D’ailleurs, ils seraient avantageusement remplacés par des robots puisqu’ils ont les mêmes éléments de langage, tous aussi stériles les uns que les autres.
Bonheur obligatoire pour tous
Pourtant, les rapports humains sont importants dans l’entreprise, mais l’entreprise s’en fout : elle n’a pas d’états d’âme. Elle doit produire et vendre, et conserver, si possible, ses meilleurs éléments. Chez E&R, nous n’avons pas de CHO. Imaginez une gourgandine évoluant dans notre open space avec des mini-viennoiseries, une petite blague pour chacun, un tournoi de baby...
Non, E&R est une entreprise à l’ancienne, fonctionnant de manière féodale avec un chef tyrannique et une terreur diffuse. Rien ne remplace le fouet : l’entreprise n’est pas le lieu de l’amour (le lieu de l’amour c’est le lit), l’entreprise est le lieu de la compétition, de la guerre, de « la victoire ou la mort ». Mort sociale, s’entend.
Ensuite nous sommes entrés dans le Concept avec Stéphanie qui nous explique « comment vendre plus grâce aux quatre « P » du marketing »...
Perso, on n’a pas été plus loin car on avait déjà suffisamment rigolé au départ. En plus la vidéo est moche, la lumière mortuaire, le fond marronnasse, tout pour faire fuir la joie, pardon, la happiness.
- Extrait du magazine Society
Pour se faire une idée concrète du responsable du bonheur en entreprise, regardez le quotidien de Nathalie dont la technique secrète est imparable : « l’idée de proposer un petit déjeuner c’est d’arriver le matin avec le sourire, tout simplement ».
Attention à la syntaxe, quand même, une phrase bancale peut gêner la compréhension et générer des quiproquos qui peuvent faire baisser la productivité. Nath dispose aussi dans son arsenal du « tournoi de babyfoot » (à 2’39). La liesse qui s’empare des employés lorsqu’elle leur annonce la grande nouvelle est palpable. Pour le lundi matin nous proposons la partouze par services, histoire de déstresser le groupe, à la manière des bonobos.
Malheureusement, à 2’05, le DG annonce qu’une des fonctions de Nathalie est de rapporter (lui parle de « remonter » l’information). C’est-à-dire de balancer qui fait quoi, qui pense quoi, qui dit quoi, qui se sent comment, à la direction. Là on n’est plus dans Chief Happiness Officer mais Allo Balance Service.
L’œil de Moscou
Dès que la caméra sera coupée, cet espace aux rapports cool se transformera probablement à nouveau en petite jungle. D’ailleurs, il y a trop de femmes dans cette entreprise, la parité n’est pas respectée et ça déséquilibre les rapports humains. Un mec pour dix gonzesses, c’est injouable, c’est forcément la guerre. Le taux d’hormones H/F compte aussi.
Au fond, le CHO est là pour donner une bonne image de la boîte aux clients, une femme-sandwich qui pratique la publicité mensongère, qui bâtit un village Potemkine. Quand des dizaines de salariés de chez France Télécom se sont suicidés, où étaient les CHO ? C’est bien de s’occuper des rapports affectifs, mais les rapports sociaux méritent des intervenants plus solides.
« Les salariés m’appelle maman, la mamie, tata, la licorne ou l’apporteuse d’amour » (Marie-Pierre à 4’13 dans la première vidéo)
On sent bien que le CHO inaugure un glissement vers la neutralisation des conflits entre classes dans l’entreprise. Le CHO est le nouveau syndicaliste pro-direction qui n’est pas là pour résoudre les conflits, mais pour les dissoudre dans un sirop maternel, un rôle confirmé par les intéressées. C’est pas pour rien que l’écrasante majorité des CHO sont des femmes. Le paternalisme est mort, vive le maternalisme !
La direction, elle, reste masculine. On rappelle à tout ce petit monde des startups que le conflit est créateur... Rien d’étonnant à ce que cette mode vienne des USA, où social est un gros mot. L’idée d’intimiser les rapports sociaux correspond parfaitement à la société libérale libertaire. Mais déjà, dans la nouvelle économie, les nouveaux employés prennent conscience de la « nouvelle » exploitation...
Pour donner quelques idées aux CHO qui manqueraient d’imagination, voici un extrait de Paradis pour tous (1982) avec Patrick Dewaere :
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